Transformation - Texte de Gwenaël Delhumeau

Voir le temps. Les rituels de la technique en œuvre.

« Une série d’images merveilleuses nous ramènerait justement, et pour clore un tel récit, à la frontière entre le béton et le cinéma. Elles pourraient constituer le support d’une rencontre structurelle entre ces deux univers, traçant le cadre d’un espace qui donne à voir le temps, ou plutôt le laisse entrevoir. La photographe Véronique Lalot était en effet chargée de couvrir, dans l’espace et le temps donc, l’évolution d’un formidable chantier où le bâtiment de l’American Center, livré en 1993 par l’architecte californien Frank O. Gehry, se transformait en Cinémathèque française (1).

Reconversion délicate et restructuration lourde, ce projet de réhabilitation était emmené avec intelligence par les architectes de l’Atelier de l’île en 1999 (2), tandis que le fantôme de Langlois y installait pour de bon ses quartiers en 2005. L’intervention est singulière, il s’agit en effet d’un bâtiment récent, véritable patrimoine de l’architecture contemporaine. Elle est aussi un défi, tant la complexité de cet ouvrage conçu tout en béton y est poussée. Il comporte en tout une quarantaine de niveaux, et rien ne s’y superpose. Les espaces, fortement contraints, s’y intriquent dans une organisation volumétrique que subissent la technique et le jeu des structures, très ferraillées, qui s’y coulent. Le moindre percement mobilise alors un trésor d’ingéniosité de la part des bureaux d’études sollicités et des entreprises qui l’effectuent (3) .

La stratégie architecturale élaborée par l’Atelier de l’île aurait ainsi tout du processus même d’une greffe, celle du moins des jardiniers qui savent, avec Francis Ponge, que « le temps des végétaux se résout à leur espace » dans une configuration proprement dialectique (4). Elle se tient tout entière dans chacune des images du chantier saisi par Véronique Lalot, lorsqu’elle approche au plus près du travail de ces compagnons, apprivoisés on ne sait comment. C’est alors le rituel de la technique qu’elle démonte méthodiquement, faisant advenir dans cette opération iconographique la technique comme rituel.

« Ses photos sont floues ! », tonnait un responsable de l’entreprise de gros œuvre… Il avait bien compris que ses images brouillaient en effet les frontières entre l’espace et le temps en une sorte de rabattement, précisément imaginaire, de l’un sur l’autre. L’espace qu’elles cadrent et définissent donne ainsi à lire les mouvements du temps.

Un temps tel que déjà il sera : le temps du projet en somme. Les voilà en cela une matrice fictionnelle au sein de laquelle le projet se révèle comme œuvre, et la Cinémathèque comme temple : elle est bien ce cadre au sein duquel les rituels mêmes de la matière qui se transforme, ceux de la technique en œuvre – jusqu’à la dimension sacrificielle de ce que l’on brise, casse ou défait – la font advenir comme icône. Une connaissance traversière s’organise alors dans le jeu de ces images d’une grande beauté : celle d’un projet qui s’édifie. Mais ce que cadre chacune d’entre elles, ce qui s’y s’engouffre, pourrait bien être la cité même de l’architecture, tandis que dans une étrange révolution la Cité de l’architecture prenait possession, à Chaillot, de la vieille cinémathèque de Langlois. »

[1] Le bâtiment de l’American Center a été construit par l’équipe de maîtrise d’œuvre F. O. Gehry-Saubot & Jullien, achevé et inauguré en 1993, et fermé au public en 1996.

[2] Dominique Brard, Olivier Le Bras et Marc Quelen, qui parlent si bien de ce projet ; Marcel Davidse, chef de projet, et Marc Zerkaulen, assistant ; maître d’ouvrage Ministère de la culture et de la communication/Emoc. Durée du chantier : 22 mois, ouverture 2005, 15 000 m2 de surface utile, 18 000 m2 de SHON, 20,5 m€ht val 99.

[3] Soretec (Jean-René Albano, à qui nous adressons tous nos remerciements) et Scyna 4, bureaux d’études ; Sopac (groupe Eiffage), entreprise générale.

[4] Le Parti pris des choses, « Faune et flore », Paris, Gallimard, 1942. « Le végétal est une analyse en acte, une dialectique originale dans l’espace », écrit-il encore.

Gwenaël Delhumeau, enseignant, historien de l’architecture